Comment lire

Comment lire ?

Je me suis rendu compte que l’Internet a changé (un peu) ma manière de lire. Avant l’internet (au Moyen-Age, autrement dit), découvrir l’individu derrière l’auteur d’un livre tenait du travail de détective. Il fallait suivre attentivement la sortie du livre, qui allait peut-être (ou non) donner lieu à un article dans un quotidien, un hebdomadaire ou un mensuel (qui n’était pas en ligne), regarder les émissions littéraires à une heure donnée, qui n’étaient pas par la suite mises en ligne, lire les magazines littéraires, consulter les ouvrages de tout genre à la bibliothèque, avoir un bon libraire,  bref, il fallait y mettre du sien, beaucoup de bonne volonté,   et même alors, la machine promotionnelle de l’époque n’avait pas la férocité, ou l’efficacité de celle d’aujourd’hui, qui envahit la place publique et virtuelle, parfois ad nauseam. Au résultat,  peu d’auteurs valaient qu’on se donne la peine de faire tout ce travail  et ils restaient la plupart du temps à leur pupitre, avec leur papier, leur  crayon et leur mystère.

L’un des auteurs que j’ai eu envie de mieux connaître  avant Internet s’appelle Kenneth White,  Ecossais d’origine et  vivant depuis les années soixante en France. Il écrit des essais, des récits de voyage et de la poésie. La lecture de ses livres a énormément changé ma manière de concevoir la poésie  et l’écriture en général. Grand érudit, il parlait dans ses premiers  livres de son cheminement en mentionnant les auteurs qu’il avait trouvés sur sa route et il m’a ainsi donné accès à de nombreux autres auteurs, qui m’ont par la suite beaucoup inspirée. On parlait peu de lui et il ne faisait pas partie du circuit promotionnel des éditeurs, mais j’éprouvais une certaine curiosité à l’égard de l’individu, qu’il révélait (du moins le croyais-je) dans ses essais et ses récits de voyage.  Plus tard, ses écrits m’ont fait  ressentir un certain malaise devant quelqu’un  se prenant de plus en plus au sérieux, me semblait-il, et  menait avec une certaine obsession  la définition des frontières de ce qui allait devenir plus tard son mouvement de pensée, qu’il a baptisé  « géopoétique », en excluant souvent de manière expéditive les uns et les autres de son champ d’intérêt.  J’ai fini par me désintéresser de  ses écrits   et j’ai commencé à tracer ma propre route littéraire (j’ai par ailleurs appris que le personnage à la plume légère que j’avais aimé au début de sa carrière était en fait un personnage fictif créé par lui et sa femme). Aujourd’hui, je m’intéresse moins à sa poésie, bien que j’aime toujours son approche de la poésie  et de l’écriture en général et que  je ressente toujours le même malaise devant  son désir d’exclure, de condamner parfois,  ceux qui l’ont guidé et inspiré dans son cheminement.  Tout de même il a fallu plus de dix ans avant que ce malaise  s’articule d’une manière un peu plus substantielle, grâce, surtout, à un collègue d’université qui l’a bien connu et m’en a parlé,  et à un livre publié sur l’auteur (dans les années 2000, je crois).  Aujourd’hui, les choses seraient bien différentes. Il me suffirait de taper son nom dans Google et je trouverais un site consacré à sa géopoétique, de nombreux articles en français et en anglais lui étant consacrés, des conférences qu’il a prononcées et des entretiens qu’il a accordés.  J’ y ai retrouvé à peu près intact un mélange d’admiration (surtout du côté français) et de malaise (surtout du côté anglais, ce qui n’est guère étonnant, compte tenu qu’il a balayé du revers de la main la culture anglo-saxonne dans les années soixante), le tout étant cependant  mieux étayé. Ses querelles avec Deleuze, son affirmation en ce qui concerne l’invention du néologisme géopoétique, alors que le terme semble avoir déjà été utilisé par d’autres (personne ne lui en aurait tenu rigueur), une maladresse assez lourde, compte tenu de sa grande érudition et de son obsession pour l’étymologie. Et sa façon (incompréhensible pour moi),  dans certaines de ses conférences, d’insister sur le fait, par exemple,  que même s’il se reconnaît une certaine affinité avec William Blake, il déteste sa peinture (et pourquoi le dire quatre ou cinq fois ?). En somme,  ma reconnaissance certaine pour certains de ses concepts et un malaise tout aussi certain à l’égard de son attitude et de ses prétentions) restent intacts après mes lectures sur Internet, qui me permet  cependant d’approfondir  et d’articuler ma pensée, de poursuivre mes réflexions, sans vraiment  changer  l’opinion que je me fais d’un livre ou d’un auteur en le lisant.  Et cela est vrai pour la plupart des auteurs que je lis. Je les aime seulement  un peu plus (Fay Weldon, Tim Winton) ou un peu moins (Lionel Shriver, Elena Ferrante).

 

 

8 réflexions sur « Comment lire »

      1. je ne sais si c’est important ou pas de se ‘libérer’ mais ton récit me ramène au fait que j’aime connaître ‘en vrai’ ceux que je lis et je regrette parfois l’impossibilité de rencontrer ceux qui sont morts……….
        un jour peut-être, je te rencontrerai, MC, qui sait? 🙂

    1. Et c’est trop facile aujourd’hui, avec l’Internet ! Cela etant dit, il m’arrive egalement parfois d’eviter a tout prix d’en savoir davantage sur un auteur, de peur que la magie n’opere plus (ce fut le cas avec Louis-Ferdinand Celine)

  1. Bon jour,
    Un bel article sur l’approche entre l’oeuvre et l’auteur au regard de la lectrice qui suit un cheminement avec le temps et ce temps de l’internet.
    Pour ma part, je ne vois pas l’intérêt de connaître l’auteur(e). J’aime ou j’aime pas. Quand je lis par exemple du Edmond JABES, ce qui m’intéresse c’est son écriture, son style, son interprétation de la mort, par exemple. L’homme en lui-même ne m’intéresse pas (d’ailleurs, il est décédé). De même je m’intéresse pas aux bios et autobiographies.
    Max-Louis

  2. Merci, Max-Louis, c’est tres bien ainsi. D’ailleurs, je crois que la plupart des auteurs preferent ne pas etre connus de leurs lecteurs, ils sont la plupart du temps plus heureux de se contenter d’ecrire et se pretent souvent sans joie au jeu de la promotion.

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